Neige de printemps
De quels rêves étaient faites les nuits de Mikio Naruse avant de filmer les mélancolies sublimes d’Hideko Takamine ?
De quels songes étaient faits les sourires d’Hideko Takamine ?
D’une neige de printemps…
Mata nochihodo Hideko...
Les roploplos de Faye Valentine
C’est dit, et c’est la grande frustration de notre vie de cinéphage (Watanabe nous en ayant fait baver tout au long de la série), on ne verra pas les mirobolants (synonymes de mirobolants : extraordinaires, exceptionnels, inhabituels, étonnants, rares, bizarres, étranges, extravagants, abracadabrants, incroyables, invraisemblables, époustouflants, merveilleux, fabuleux, fantastiques, surnaturels, admirables, magnifiques, miraculeux, mirifiques, prodigieux, stupéfiants) roploplos de notre héroïne préférée, l’eminemment sexy Faye Valentine alias Space Gipsy, alias l’emmerdeuse galactique (“Pourquoi elle est pas née muette ?”).
C’est pas nouveau, la série l’ayant maintes fois mise dans de scabreuses et intolérables situations (Watanabe lui a fait connaître les joies du bondage, Watanabe lui a appris à nager dans les toilettes du Bebop), Faye Valentine est en facheuse posture lorsque le grand méchant du film commence, pour notre plus grand plaisir salace, à l’effeuiller en découpant son légendaire et alléchant maintien. Hélas, dix mille fois hélas, l’idiot avait autre chose en tête que la poitrine de Miss Valentine.
Watanabe est un misérable.
Voilà, il fallait que tout cela soit dit.
Prochain épisode : le popotin et les guiboles de Faye.
Le corps d'Oyuki
L’érotisme et la mort sont intimement liés dans la culture nippone. Au point d’en être un argument et une vertu artistiques. Le cinéma en est témoin, et dans le 4ème volume des aventures sanglantes du Loup à l’enfant, le corps d’Oyuki, future victime d’Ogami, est investi de cette ambivalence. Au point d’en être l’une des plus stupéfiantes manifestations. Des six Baby Cart, ce 4ème opus titré L’âme d’un père, le coeur d’un fils, est, sur le plan graphique, le plus fantastique. Et aussi le plus intense. Le personnage d’Oyuki est pour beaucoup dans cette éloquence, et dans la mélancolie éprouvée par le spectateur. D’emblée, Buichi Saito annonce la couleur en ouvrant son film sur la poitrine de la jeune femme, une bretteuse sensationnelle qui, dans une forêt de bambous géants, élimine prestement cinq adversaires en combattant les seins nus (pour déconcentrer). Le sang de ces assaillants gicle sur sa peau tatouée, faisant de son corps autant un monument mortifère qu’un sanctuaire érotique. Un corps qui a donc vocation à donner mort ou vie, à l’image de son tatouage : un bambin têtant son sein, une sorcière armée d’une faucheuse dans le dos. Un corps tragique tout entier voué à la vengeance du personnage. Un corps tétanisant et terrassant. Un corps létal.
Unité
Par-dessus l’horizon aux collines brunies,
Le soleil, cette fleur des splendeurs infinies,
Se penchait sur la terre à l’heure du couchant ;
Une humble marguerite, éclose au bord d’un champ,
Sur un mur gris, croulant parmi l’avoine folle,
Blanche épanouissait sa candide auréole ;
Et la petite fleur, par-dessus le vieux mur,
Regardait fixement, dans l’éternel azur,
Le grand astre épanchant sa lumière immortelle.
«Et, moi, j’ai des rayons aussi !» lui disait-elle.
Victor Hugo, Les contemplations.
Mémoires de geishas
Quelle est la beauté et la vérité du cinéma de Kenji Mizoguchi ? Donner à la lumière de ses films la grâce d’éclairer les âmes des jeunes filles, avant, pendant et après leurs désillusions. Donner aux ombres (autrement dit des faiblesses, en l’occurence celles des hommes) le pouvoir d’éroder leurs rêves et leurs sourires. Donner aux cerisiers et au son du koto l’ivresse de les consoler. (Et celle de nous languir.) Donner à ses mouvements de caméra la faveur de figurer le cours d’une rivière. Qui lui-même figure le cours d’une âme, de ses mélancolies à ses ruines. Jusqu’à son estuaire. Jusqu’au Grand Océan.
Quand rapidement elle passa près de moi, le bout de sa robe me frôla.
Comme une île inconnue vint de son coeur une soudaine et chaude brise de printemps.
Un souffle fugitif me caressa, et s’évanouit, tel s’envole au vent le pétale arraché à la fleur.
Il tomba sur mon coeur comme un soupir de son corps et un murmure de son âme.
Rabindranâth Tagore, Le jardinier d’amour.
Anju
Dans un étang gelé,
Une âme et des pieds nus,
Un coeur qui s’endort,
Un murmure dans l’eau
Et la forêt qui s’est tue…
De son trépas,
la lune n’éclaire plus
que le sillage d’Anju…
Mademoiselle Oyu
Dire d’un film de Mizoguchi qu’il est un chef d’oeuvre donne tout son sens au mot aujourd’hui galvaudé. Ajouter que Mademoiselle Oyu est à ranger aux côtés desdits chefs d’oeuvres n’est en rien exagéré, tant il témoigne de l’excellence et de la maîtrise absolue du cinéaste japonais dans l’accomplissement de son art. Avec le Mizoguchi des années 50, le cinéma était entré dans son âge d’or, celui d’un art qui en appelle d’autres, celui d’un art complet, celui d’un art total. En Mizoguchi, le cinéma avait trouvé un prophète. Bien-sûr, avant ce Mizoguchi-là, il y eut le Mizoguchi benshi et parlant des années 30, il y eut aussi l’avant garde allemande, le Sternberg parlant des années 30, et Murnau le génie muet. Mais aussi belle que fut l’aurore du sensai japonais et des cinéastes teutons, l’oeuvre après-guerre de Mizoguchi était bénie par la modernité acquise du cinématographe et la profondeur humaniste du propos. A volonté, le cinéaste pouvait exprimer son génie et son message, le cinéma avait acquis la maîtrise et la parole, sans perdre sa poésie. Bien au contraire. Preuve en est celle de Mademoiselle Oyu. Une poésie, toujours noire et blanche, qui vient se loger dans chaque recoin du cadre, et dans le moindre son, celui d’un oiseau ou d’un chant Nô. Dans le jeu des acteurs : sobre et millimétré. Une poésie qui vient se nicher dans chaque arbre en fleurs, dans chaque rayon de soleil, dans un funèbre et souverain clair de lune. Dans chacune des 24 images/seconde de la pellicule. Dans une fluidité plan-séquentielle et pour tout dire dans le rythme langoureux donné à l’ensemble. Oyu-sama ne déroge pas aux autres Mizoguchi : il coule comme une rivière au milieu de cerisiers volages et immaculés. Et la rivière s’écoule comme un long sanglot.
Si pour la fragile Oshizu, percer le secret du coeur d’Oyu était à l’origine de son vain sacrifice, percer le secret du coeur du spectateur était le pouvoir et le génie de Kenji Mizoguchi.
Cinq femmes autour d'Utamaro
Il est frappant de constater à quel point Mizoguchi, grand peintre de la femme et de sa condition, s’est projeté dans le personnage d’Utamaro, peintre d’estampes dédié(es) aux femmes. Il est intéressant de comprendre (pour saisir le sens et la suite de son oeuvre) que Cinq femmes autour d’Utamaro, réalisé dans l’immédiat après-guerre, marque et pose les fondements d’une renaissance cinématographique. Une renaissance placée sous le sceau de la création artistique débarassée des diktats du régime militaire qui l’obligeait à des films de propagande ou à se taire sur ses sujets de prédilection, soustrait aussi de la tentation du modèle américain. Okita, la muse d’Utamaro, représenterait donc le Japon et quand Utamaro se fache avec Okita, le peintre commence à mal exercer son art. Utamaro/Mizoguchi n’a visiblement plus le goût de peindre Okita/ le Japon. Autrement dit, Mizoguchi n’est plus sur la même longueur d’onde que le Japon guerrier. Mizoguchi ira plus loin : pour avoir peint des estampes ayant déplu au Shogun, Utamaro sera incarcéré et, pour lui interdire de peindre, sera condamné à avoir les mains liées. Au terme de sa condamnation, de bons samaritains lui proposeront des modèles à profusion, montrés comme des sirènes, modèles représentant bien-sûr la tentation de fabriquer des films américanisés ou plaisant à la censure de l’occupant.
Quand, après avoir été libéré de ses liens, Utamaro s’exclame, excité et investi à nouveau de l’esprit d’Okita, qu’il peindrait désormais la beauté des femmes, c’est bien-sûr la voix de Mizoguchi qui lance un cri : "je vais faire des films sur les femmes".
Quand, après avoir été libéré de ses liens, Utamaro s’exclame, excité et investi à nouveau de l’esprit d’Okita, qu’il peindrait désormais la beauté des femmes, c’est bien-sûr la voix de Mizoguchi qui lance un cri : "je vais faire des films sur les femmes".
Oyuki la vierge
Dans la longue liste des héroïnes de Mizoguchi, Oyuki la chrétienne fait belle figure et n’a rien à envier à celles qui vont lui succéder. Faire jaillir la beauté interieure et le courage de ces femmes aux destins douloureux, faire éclater la violence et la veulerie des hommes, tel a toujours été le grand dessein du sensai japonais et telle est la grande force de son cinéma.
A la fois profonde et éminemment esthétique, la mise en scène de Mizoguchi est toute entière dédiée à dévoiler l’âme de ses personnages.
A commencer par celle d’Oyuki, prostituée au coeur généreux et à l’âme pure (ce qui n’est pas incompatible chez Mizoguchi) qui, en pleine guerre civile, voue un amour sincère à un militaire de l’armée régulière. A sa façon épurée et précieuse d’éclairer le visage de son héroïne (littéralement sanctifiée d’un halo lumineux), à lui faire arborer un sourire fataliste et lucide, à lui faire adopter des postures et des gestes qui en disent beaucoup sur sa résignation (son passe temps est d’arracher élégamment des pétales d’orchidées ou de marguerites), à la placer dans un décor évoquant sa triste condition (sous un cerisier qui perd ses fleurs), Mizoguchi parvient à traduire le personnage avec beaucoup d’éloquence, sans convoquer outre mesure son histoire. A la rendre émouvante sans en rajouter dans le mélo.
Autre personnage, autre mise en scène : le soldat dont Oyuki est tombée amoureuse. En le filmant fréquemment de dos, en le plongeant à maintes reprises dans l’ombre ou l’obscurité, en l’enveloppant d’un menaçant brouillard, en lui attribuant un gestuel saccadé et un visage trouble (une imposante mèche de cheveu lui en dissimule la moitié), Mizoguchi souligne formellement que cet homme n’est pas digne de confiance.
Oyuki la vierge n’est pas La chevauchée fantastique, John Ford et John Wayne auront une toute version de cette adaptation de Boule de suif de Guy de Maupassant. Dans Maria no Oyuki, Mizoguchi, sans accorder une part trop importante au scénario, fait passer l’essentiel dans la mise en scène.
Les contes de la lune vague après la pluie
La splendeur du monde fantômatique représenté dans le film alliée à ses languissants chants Nô, au raffinement et à la grâce sublime de la mise en scène, des décors et de la lumière (le film est éclairé par le très grand Kazuo Miyagawa), font de Ugetsu monogatari l’une des plus belles oeuvres d’art contemporaines. Dans Ugetsu, Mizoguchi fait de chaque plan, chaque mouvement, chaque son, chaque vibration, un chef d’oeuvre de justesse et de poésie qui épouse à la perfection la quête insensée de Tobei et Genjuro, le destin spectral et tragique des héroïnes.
Bien-sûr, Ugetsu n’est pas seulement la somme de ses rimes poétiques, un chant magnifique sans esprit et sans message, car Mizoguchi conjugue cette beauté à un thème, donne une profondeur à ses images en évoquant une nouvelle fois le destin de ces femmes trahies par l’ambition des hommes. Dans Ugetsu, la poésie ensorceleuse des images s’allie à la philosophie et à la morale bouddhique. Une morale qui, chez Mizoguchi, ne va pas jusqu’à réprimer les passions humaines. L’artiste en particulier ne peut s’en soustraire, ne peut y renoncer. Seules la soif excessive d’ascension sociale et de reconnaissance (vanité) artistique (pour Genjuro), la soif de pouvoir et de gloire (pour Tobei), sont implacablement sanctionnées par la perte de soi et la déchéance. Le potier Genjuro qui rêve de fortune et d’inaccessible va succomber à une superbe apparition et à une envoûtante apparence pour se réveiller au milieu de ruines. Le paysan Tobei qui est devenu un vaillant général retrouvera sa femme dans un bordel. Ici, et comme toujours chez Mizoguchi, l’amour et le sacrifice des femmes répondent à l’orgueil et aux désirs des hommes. Bien entendu, Genjuro est une projection de Mizoguchi, la princesse Wakasa incarne la tentation de créer du beau en s’oubliant soi-même, en oubliant le réel. L’élégance suprême du cinéaste est de ne sacrifier ni le rêve infusé par les spectres, ni la réalité tangible constitutive des êtres. Mizoguchi, dans Ugetsu, distingue rêve et illusion, imagination et mirage, invention et leurre, nous apprend à vivre en harmonie avec nos fantômes, à chasser nos démons. Chez Mizoguchi, l’ombre qui est dédiée à la lumière est bien souvent vertigineuse, donc dangereuse.
Dans Les contes de la lune vague après la pluie, l’art extatique et élégiaque propre à la grande tradition du monogatari et du théatre Nô (des récits dramatiques et lyriques tout entiers voués à construire une émotion, une atmosphère) est au service d’un discours pertinent sur le sens de l’existence.
Les contes de la lune vague après la pluie a la force et la pureté d’un diamant.
Yang Kwei-fei
Le chant des éternels regrets
L’empereur des Han, épris de plaisir sexuel
Fit chercher dans tout l’Empire bien des années une beauté, en vain.
Dans la famille Yang, une jeune fille devint nubile
Nourrie au fond du gynécée, à l’abri des regards
Céleste, superbe, difficile de la laisser à l’écart!
Un beau matin, elle est choisie pour vivre aux côtés du souverain.
Tournait-elle la tête, cents charmes naissaient d’un sourire
Dans les six palais, les têtes fardées perdaient leur éclat
Par un printemps froid, on la baigna dans l’étang Huaqing
Les eaux des sources chaudes glissèrent sur son corps
Les servantes la soutinrent toute belle et sans forces
Pour la première fois, elle reçut les immenses faveurs du souverain
Coiffure neigeuse, parures de fleurs et d’or, bougeaient quand elle marchait
Derrière les rideaux brodés d’hibiscus, tiédeur! Ils passent des nuits d’amour
Nuits d’amour, comme elles sont brèves! Le soleil est haut quand ils se lèvent
Dès lors, le souverain ne donne plus audience le matin
Faveurs accordées; elle sert au banquet du plaisir sans trêve
Ils font l’amour encore et encore toutes les nuits
Dans le gynécée du palais, vivent trois mille belles concubines
L’amour dû à ces trois mille, le souverain le reporte sur une seule
Dans la chambre ornée de dorures, elle se fait belle pour la nuit
Dans le pavillon de jade après le banquet, l’ivresse se joint au plaisir sexuel
Sœurs et frères ont tous reçu des postes et des terres
Bonheur et gloire vont à tout le clan
Alors dans le pays les pères et les mères
Cessent d’apprécier les fils, mais veulent des filles!
Le palais Li (Huaqing) accroche les nuages d’azur
Une musique d’immortels voltige, on l’entend partout
Chants languides, danses lentes, au son des cordes et des bois
Toute la sainte journée, le souverain ne se lasse pas de contempler sa dulcinée
A Yuyang soudain les tambours guerriers ébranlent le sol
Interrompent la mélodie intitulée “ "Robe d’arc-en-ciel, veste de plume” "
Des neuf périmètres de murailles et de tours s’élèvent fumée et poussière
Avec mille chars et dix mille cavaliers l’empereur fuit vers le sud-ouest
Fanions azur au vent, le cortège tout à tour marche et s’arrête
Ils sont à un peu plus de cent li des portes quittées
Les six armées n’avancent plus ; que faire?
La femme gracile aux charmants sourcils est tuée devant les chevaux
Son diadème serti d’or jonche le sol ; personne ne le ramasse
Plumes de martins-pêcheurs, moineaux dorés, épingles de jade
L’Empereur se voila la face, n’ayant pu la sauver
Détournant le regard, il pleure des larmes de sang à flots
Un vent frais disperse la poussière jaune
Passerelles touchant les nuages, sentiers sinueux, le cortège escalade le col de l’Epée
Au pied du mont Emei, peu de passants
Les drapeaux sont ternis, le soleil brille à peine
Au pays de Shu, les rivières sont vert tendre, les montagnes bleues
Le souverain jour et nuit a des peines de cœur
Dans sa résidence d’étape, il regarde la lune, blessé par le désir d’amour
La nuit, entendant le son des clochettes dans la pluie, il a les entrailles déchirées
Le ciel tourne, la terre change, le char impérial revient
Parvenu à l’endroit, il hésite, ne peut plus s’en éloigner
Au pied du coteau Mawei, dans la boue
Il ne voit pas le visage de jade, l’endroit où elle périt est vide
Empereur et ministres se regardent, larmes de mouiller leurs habits
Ils vont vers la Porte Orientale, se fiant à leurs chevaux qui retournent
Ils retournent à l’étang, aux parcs, tout est comme avant
Hibiscus à Taiye, saule à Weiyang
Les hibiscus évoquent son visage, les saules ses sourcils
Devant ce spectacle, comment ne pas fondre en larmes?
A la brise du printemps les fleurs de pêcher et de prunier s’ouvraient au soleil
Cet automne, les feuilles de paulownia choient
Dans le palais de l’ouest et du sud, les feuilles jonchent le sol
Des feuilles mortes plein les marches rougies, non balayées!
Au jardin des poiriers, les jeunes disciples ont leurs cheveux blanchis
Dans la résidence des poivriers, eunuques et suivantes vieillissent
Au soir, dans le palais, lucioles de voltiger, souverain de penser à son amour
La lampe solitaire se consume, le prince ne s’endort toujours pas
Lentement cloches et gongs indiquent le début d’une longue nuit
Brillantes étoiles et Voie lactée cèdent la place à l’aurore
Les tuiles imbriquées comme des canards mandarins sont givrées
Le prince a froid sous sa couette de martins-pêcheurs ; qui viendra la partager?
Voici déjà un an que le vivant et la morte sont séparés
Son âme n’est pas encore venue le visiter en rêve
De Linqiong, un prêtre taoïste arrive à la porte du palais
Il est capable d’atteindre les âmes de morts
Il ressent de la sympathie pour le chagrin sans fin de l’empereur
Alors, il s’efforce de tout son savoir, fait une investigation
Il traverse le ciel, chevauche les nuées, vif comme l’éclair
Il est monté au ciel, a pénétré sous terre, la cherchant partout
Il a grimpé au fond de l’azur, est tombé jusqu’aux Sources Jaunes
Des deux côtés, jusqu’au fin fond, il n’a rien trouvé
Soudain, il entend parler d’une montagne magique sur la mer
Sur cette montagne, sise dans un vide inaccessible
Sont bâtis des pavillons ciselés touchant les nuages multicolores
Y séjournent de superbes immortelles
Parmi elles, l’une s’appelle Taizhen (Très pure Essence)
Teint de neige, visage de fleur, serait-ce une erreur?
Il arrive au pavillon doré de l’ouest, frappe à la porte de jade
Ordonne à Petit Jade de l’annoncer à la suivante Shuang Cheng (Double Succès)
Apprenant que le taoïste est l’envoyé du fils du ciel
Sous les courtines aux neufs fleurs, l’âme surprise en son rêve
Ôte son vêtement, repousse l’oreiller, se lève, hésite
Puis, par les crochets d’argent soulevé, son rideau de perles s’ouvre
Les nuages de sa coiffure encore tout déviés par son récent sommeil
Son bonnet fleuri de travers, elle descend dans la salle
Au gré de la brise ondulant, ses manches de déesse flottent
Comme dans la danse des “ "Robes d’arc-en-ciel et manteaux de plumes” "
Sur son pur visage attristé lentement des larmes coulent :
Un rameau de poirier fleuri au printemps, tout perlé de pluie
Contenant son émoi, avec un regard oblique et figé, elle rend grâce à son seigneur et maître
Depuis la séparation, son visage, sa voix, tout se perd dans le vague
Ferventes amours du palais Zhao Yang, la trame en est brisée
Dans les séjours enchantés de Penglai, jours et mois sont longs
Si le regard s’en détourne et s’abaisse vers le monde des humains
Il ne distingue pas Chang’An, la capitale, ne voit que poussière et brouillard
Que du moins ces reliques du passé témoignent d’un profond amour!
Ce drageoir incrusté de gemmes, cette épingle aux branches d’or, que le messager les emporte!
De l’épingle elle gardera une branche, du drageoir une partie
Rompant l’or pur de l’épingle, des incrustations divisent les figurent :
Si nos cœurs sont aussi constants que cet or et cette gemme
Dans les cieux ou chez les humains, nous nous reverrons.
Au mage qui repart, elle confie encore anxieuse ce message
Rappel d’un serment qu’eux deux s’étaient fait en secret :
Le 7 du septième mois, dans le palais de l’éternelle vie
Quand vers minuit, sans témoins, s’échangeaient les propos d’amour :
Faisons vœu d’être au ciel deux oiseaux au vol inséparable
Et sur terre un couple végétal à un seul feuillage
Le ciel et la terre dureront longtemps, mais un jour ils finiront
Ce regret, sans cesse, se perpétuera.
Bai Ju-yi
L'impératrice Yang Kwei-fei
Un coeur lourd qui, dans un palais endormi, enfin se tait. Une voix amante qui depuis longtemps s’était tue. Deux rires à l’unisson, deux rires d’outre-tombe incarnant deux âmes flottantes, deux âmes en liberté. Le cosmos en est tout chose. Ainsi s’achève le film de Mizoguchi. Et l’histoire terrestre de l’empereur Hsuan Tsung et de sa favorite Yang Kwei-fei. Muse tardive du cinéaste, renommée pour sa délicieuse peau au lait, la gamine Machiko Kyo, après avoir incarné une princesse Nô fantômatique dans Les contes de la lune vague après la pluie, prête cette fois sa voix, et son âme, à une concubine de Chine. Concubine à la vie, impératrice à la mort.
Refuge des âmes en peine, l’au-delà de Mizoguchi, d’une exemplaire galanterie, accueille ses héroïnes toujours en premier.
Paradis des coeurs empêchés, l’au-delà de Mizoguchi n’est pas celui de Fulci.
Refuge des âmes en peine, l’au-delà de Mizoguchi, d’une exemplaire galanterie, accueille ses héroïnes toujours en premier.
Paradis des coeurs empêchés, l’au-delà de Mizoguchi n’est pas celui de Fulci.
Mademoiselle Petit caillou
Les vingt-quatre prunelles
"Les femmes et les enfants, c’est pas facile à gérer", dixit le directeur d’école quand, après avoir été la cause de l’accident de leur maîtresse, les douze bambins du titre se mettent à pleurer (“comme des veaux”) à l’annonce qu’elle ne pourra plus leur faire la classe.
Difficile en effet de gérer ces 24 prunelles, difficile d’en isoler deux. Kinoshita, au début du film, ne dispense pas ses gros plans à la légère. Délicat de filmer le Japon en gros plan. Aussi, la caméra de Kinoshita préfère filmer en plans d’ensemble. Les destins individuels se profilant, une jeune fille qu’on envoie trimer dans une autre famille, une autre qui ne deviendra jamais une chanteuse, les garçons qui désirent s’engager dans l’armée (parce que c’est la seule voie du Japon d’alors et qu’ils ne sont pas des poules mouillées), Kinoshita resserre les liens.
A travers le destin de ces douze bambins (la plupart n’auront pas la vie souhaitée), et en donnant la parole à cette maîtresse d’école (Hideko Takamine) dont l’humanité débordante la conduit à une attitude anti-militariste très mal vue dans ce Japon en quête de chair à canon, Kinoshita dresse un pamphlet éminemment humaniste contre le Japon confié aux militaires, contre la chasse aux sorcières (“rouges”), contre l’embrigadement de ses enfants.
De Mademoiselle Petit caillou, surnom donné par les bambins du début, elle deviendra Madame Grosses larmes à la fin, surnom donné après la guerre par ses nouveaux élèves, en raison des sanglots qu’elle ne cessera de verser après avoir appris, en se recueillant sur leurs tombes, la mort de plusieurs de ses anciens écoliers, lorsque les survivants, après lui avoir offert un précieux cadeau, lui organiseront de chaleureuses et émouvantes retrouvailles au cours desquelles il sera à nouveau question de la photo la représentant avec ses béquilles parmi les 24 prunelles. Une photo à laquelle tous les personnages se raccrocheront tout au long de leur existence. A l’image de la jeune tuberculeuse annonçant à son ancienne maîtresse sa mort prochaine.
Le tombeau des lucioles
Quelles sont les limites à l’implication pour une histoire transmise via un écran, à l’intimité avec des personnages de fiction, de surcroît animés ? Quelles sont les limites au pouvoir du cinéma ? Aucune, nous répond Isao Takahata en nous racontant l’histoire bouleversante de deux jeunes orphelins dans le Japon de 45 en proie à la faim et à un déluge de bombes américaines. Aucune, car durant le film, et longtemps après, le monde nous est ravi. Nous obligeant à continuer d’entendre Seita chanter à tue-tête l’hymne de la marine japonaise, comme autrefois les anciens combattants d’Ozu. Nous obligeant à continuer de voir Setsuko faire la fofolle un drap blanc sur la tête et jouer à ce qu’elle va devenir, ou serrer contre elle sa poupée de chiffon alors que son regard est en train de s’éteindre. Nous obligeant à ne jamais vouloir voir le carton se refermer, à pleurer de chaudes larmes quand Seita s’y résoud. Le film de Takahata convoque les lucioles et les fantômes sublimes de Mizoguchi et Tarkovski, de Ray et Tagore, qui, d’Anju à Durga en passant par Ivan, continuent à nous hanter bien après les avoir quitté. Convoque les petits fantômes d’Hiroshima ou de Nagasaki, de Dresde ou d’Auschwitz, de Stalingrad ou de Varsovie. Convoque la petite soeur d’Akiyuki Nosaka, auteur de la nouvelle à moitié autobiographique dont est tiré le film. Nosaka qui, en faisant mourir Seita, nous dit qu’il aurait préféré ne pas avoir survécu à sa soeur. Aucune limite, car Isao Takahata, à la fin du film, nous oblige à croire aux fantômes, à croire à un happy end, à croire que Setsuko et Seita, soustraits du bruit et de la brutalité du monde, continuent à vivre en compagnie des lucioles de leur étang préféré, à manger leurs bonbons multicolores favoris, à vivre sans restriction la poésie du monde. Aucune limite donc à l’implication, car à la fin de l’histoire, il nous plait à aimer que le monde n’appartient plus qu’à Setsuko et Seita qui, retirés de la civilisation galopante, continueront à vivre côte à côte longtemps après sa chute. Aucune limite, vraiment, au pouvoir du cinéma, car le film fini, Setsuko et Seita ne cesseront de nous murmurer la douceur et la beauté de leurs âmes.
Le tombeau des lucioles nous aide à mieux comprendre le rapport à la mort privilégié des Japonais, son pouvoir est sans limite, il relève de la magie. Isao Takahata, en grand magicien, nous force à croire que le tombeau des lucioles est aussi leur paradis. To-o kami emi tame.
Le sourire et la libellule
Dans sa prison de glace,
une libellule rêve
au paradis des libellules :
un souvenir qui en secret aspire à mourir,
une âme gelée qui regarde un sourire en peine…
Love Letter de Shunji Iwai.
My way
Traversé par My way, le film d’Iwai retrace le chemin de laissés pour compte de la société japonaise. Déshérités et marginaux de par leur origine et leur condition sociale, la belle chanson de Sinatra sied comme un gant aux personnages de Swallowtail Butterfly.
Réfutant tout un pan du cinéma japonais qui ne s’adresse qu’aux nationaux, Iwai donne la parole à ces oubliés venant de Chine, réfugiés dans un bidonville géant situé en périphérie de la mégalopole tokyoïte (alias Yentown). Ainsi, Swallowtail Butterfly ne parle pas beaucoup la langue du pays. Portant un amour immodéré à ses personnages, Shunji Iwai en dresse un portrait éminemment attachant, de l’adolescente orpheline qui conte Yentown au spectateur et qui parle pour les autres à cette jolie donzelle qui, avec un bazooka, élimine un gang entier de mafieux chinois, en passant par ce boxeur noir américain échoué au Japon qui adresse une droite magistrale au japonais qui tentait de violer l’héroïne. Défenestré, le type ira s’écraser quelques étages plus bas avant de finir écrabouillé encore vivant par un camion benne. Là où va toutes les ordures.
Akira
A la fin du film d’Otomo, la ville de Tokyo n’est plus qu’un champ de ruines. L’histoire du cinéma japonais est jalonnée d’apocalypses. Les réalisateurs nippons adorent détruire l’immense mégalopole. Le pionnier : Inoshiro Honda et ses kaiju eiga. Godzilla et ses petits frères ont fait de la capitale et des grandes villes japonaises leur terrain de jeu favori. Le Japonais est friand de destructions à grande échelle. Une manière d’exorciser ses angoisses post-atomiques, de soumettre ses démons, de libérer ses fantasmes, d’expier les fautes des pères ? Le Japonais est le plus grand des masochistes. Le film d’Otomo s’ouvre et se clôt sur une apocalypse. Akira débute par un éblouissant soleil blanc. Comme une annonce, celle d’un film visionnaire au pouvoir d’évocation si extraordinaire que la pensée finit par terrasser le regard. L’aveuglant soleil fait place à un béant trou noir. La prison d’Akira. De la première apocalypse, celle provoquée par la colère d’Akira, les hommes ne retiendront aucune leçon. Tetsuo, le jeune biker, l’éternelle victime de brimades, va leur en donner une nouvelle. De belle portée. L’apocalypse de Tetsuo, contrairement à la première, a tout d’une naissance. Un évenement salutaire célébré par le chant des orgues. Une symphonie qui annonce la venue prochaine des divins enfants. Nés de la rancoeur et d’expériences scientifiques, les pouvoirs destructeurs de Tetsuo conjugués au réveil d’Akira accouchent d’êtres célestes. Le futur de l’humanité. Le foetus de 2001 vient de se libérer.
Cette apocalypse-là est infiniment précieuse en ce qu’elle est aussi et surtout à échelle humaine, dédiée à l’amitié de Kaneda et Tetsuo, à leur confrontation (les pouvoirs du second s’opposant à l’amitié qui le lie au premier), à ce qui les a réunit dans la vie.
Parce que çà a déjà commencé…
Je suis Tetsuo…
Lettres d'Iwo Jima
Parties sur quelle mer, quelle terre, je l’ignore.
Elles demeurent invisibles, les nobles âmes gardiennes du pays.
Waka de l’impératrice Michiko.
Fallait-il un réalisateur yankee nommé Clint Eastwood et une nippo-américaine nommée Iris Yamashita pour saisir avec autant de vérité et d’émotion l’histoire tragique et l’esprit des combattants japonais d’Iwo Jima, derniers gardiens d’un Japon encore souverain !
Lettres d’Iwo Jima (Iōjima kara no tegami), film bouleversant sur le souvenir et le désespoir, l’honneur et le sacrifice, enterine aussi le magnifique poème de l’impératrice du Japon clamant avec beaucoup d’éloquence l’immortalité de ces combattants d’un autre temps, encore garants de l’identité et de l’essence du pays du Soleil levant. D’aujourd’hui et de demain. Le film d’Eastwood et de Yamashita a des velleités et une réussite à la fois universelles et identitaires.
Elles demeurent invisibles, les nobles âmes gardiennes du pays.
Waka de l’impératrice Michiko.
Fallait-il un réalisateur yankee nommé Clint Eastwood et une nippo-américaine nommée Iris Yamashita pour saisir avec autant de vérité et d’émotion l’histoire tragique et l’esprit des combattants japonais d’Iwo Jima, derniers gardiens d’un Japon encore souverain !
Lettres d’Iwo Jima (Iōjima kara no tegami), film bouleversant sur le souvenir et le désespoir, l’honneur et le sacrifice, enterine aussi le magnifique poème de l’impératrice du Japon clamant avec beaucoup d’éloquence l’immortalité de ces combattants d’un autre temps, encore garants de l’identité et de l’essence du pays du Soleil levant. D’aujourd’hui et de demain. Le film d’Eastwood et de Yamashita a des velleités et une réussite à la fois universelles et identitaires.
Kill !
Tu es beau en habit de samouraï.
Je ne veux plus être samouraï : cette parure m’écrase les épaules et j’ai froid à la tête. En quelques mots, Tabata résume le propos du film, qui est de dénoncer le monde faux et impitoyable des samouraïs, décrits comme de simples pantins, leur loyauté aveugle ne servant en réalité qu’à asseoir les ambitions personnelles de chefs de clans sans conscience. Le message du réalisateur est clair et sans appel : le code d’honneur des samouraïs est caduque car il n’a aucun sens et la voie du samouraï n’est donc qu’un leurre. Pire, “ "un métier sans intérêt” ", dixit le chambellan Moriuchi.
Kill ! conte les (més)aventures d’un paysan, Tabata Hanjiro dit le bouseux, qui a vendu sa terre pour acheter un sabre et devenir samouraï. Genta, lui-même ancien samouraï, désormais yakuza vagabond, essaiera de l’en dissuader.
Sous couvert d’un drôle de chambara, Okamoto (ancien assistant de Naruse) signe une oeuvre pleine d’humanité, notamment à travers le personnage du chambellan, réfugié dans un bordel qu’il déclare ne plus vouloir quitter après s’être attaché à ses locataires forcées.
Portée par la fabuleuse balade de Masaru Sato, la pantalonnade (aussi osée que celle de Sanjuro de Kurosawa) se clôt sur l’un des finals les plus beaux, les plus généreux, les plus humanistes de l’histoire du cinéma. Après nous avoir gratifié d’une des séquences les plus hilarantes jamais vues, montrant Tabata, fou de désir, projeter en l’air une prostituée qu’il avait dans un premier temps rejeté (parce que trop grimée, parce qu’elle “ne sentait pas assez la terre”) lorsqu’il découvre que ses mains, en réalité, sont celles d’une ancienne paysanne qui ont autrefois bêché et labouré.
Chasseurs des ténèbres
On l’a dit pour Ford et Melville, la vérité du cinéma, qui s’applique aussi à beaucoup d’autres cinéastes, est bien souvent un désir d’étreinte. Avec le ciel pour Ford ; avec l’océan pour Melville. Soit dans les deux cas un désir d’étreinte avec l’infini, avec l’absolu. L’autre vérité, celle de Gosha en l’occurence, est de raconter et de chorégraphier des corps à corps, en réalité d’intenses saillies, urgentes et fulgurantes. Autrement dit, de filmer une obsession charnelle qui, toujours, conduit à une éjaculation et à une fin sanglante. Chasseurs des ténèbres raconte une nouvelle fois cette obsession. De filmer des corps chargés d’érotisme donner la mort et la recevoir, de filmer des femmes superbes et fatales fondre sur une proie, sein nu et tanto entre les dents. De voir des peaux blanches se mêler à des peaux tatouées. De voir deux corps s’attirer l’un l’autre comme des aimants tragiques, s’exciter, se pénétrer, s’inter-pénétrer, pour dans la mort rester collés l’un à l’autre. Ce qui conduit à dire que le cinéma de Gosha carbure aussi à des désirs d’étreinte mais s’accomplit, s’assouvit, dans les ténèbres. Sauf que l’avant dernier corps à corps du film en question est un grand moment de poésie funèbre. Aussi beau que La mort des amants de Baudelaire. La noirceur de ce Gosha n’est pas celle du Corbucci d’Il grande silenzio. Le réalisateur nippon accorde à ses amants maudits l’union refusée de leur vivant, ne leur soumet ni les enfers ni le néant mais leur offre une barque fleurie qui les conduira à l’eldorado rêvé par Nakadai tout au long du film.
Monsieur le loup, c’est ainsi que Chise, la belle aveugle, appelait Kiba dans Kiba le loup enragé. Ce surnom, on pourrait tout aussi bien l’attribuer à Gosha lui-même tant son cinéma est tout à la fois féroce, fascinant et sensuel.
La mort des amants
Nous aurons des lits plein d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d’étranges fleurs sur des étagères,
Ecloses pour nous sous les cieux plus beaux.
Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux ;
Et plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
Charles Baudelaire.
Nous aurons des lits plein d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d’étranges fleurs sur des étagères,
Ecloses pour nous sous les cieux plus beaux.
Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux ;
Et plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
Charles Baudelaire.
Lady Yakuza
Je vous remercie à l’avance pour votre attention. Permettez-moi de me présenter. Je suis originaire du village d’Itsuki dans le fief de Higo. Je m’appelle Ryuko Yano. On me surnomme Oryu la Pivoine Rouge. Comme vous le voyez, je ne suis qu’une simple femme. Je vous prie de m’accorder votre amitié et votre soutien.
Imaginez. Un personnage d’une élégance rare (d’âme comprise). Une femme yakuza durant l’ère Meiji. Une bakuto : une joueuse itinérante. Un fantasme. Auprès de qui il serait beau de mourir. Un katana à la main, le kimono fendu et ensanglanté, un tigre rugissant dans le dos. Après avoir pu partager sa quête initiatique, avoir pu assister à ses présentations dans les règles de l’art. Après avoir pu combattre à ses côtés toutes les injustices, et avoir pu affronter en sa compagnie les ennemis du petit peuple ou les yakuzas qui font affront au Ninkyodo (“la Voie chevaleresque”). Après avoir pu terrasser tous les ignobles : assassins et proxénètes de la pire espèce. Après avoir pu admirer son courage de lionne et sa grâce de gazelle, avoir pu contempler ses tragiques pivoines rouges qui ondulent sur son épaule. S’identifier aux compagnons d’arme d’Oryu, tels les yakuzas vagabonds et mélancoliques incarnés par Ken Takakura ou Koji Tsuruta, participe aussi au charme engendré par la saga en huit volumes nommée Lady Yakuza.
Imaginez encore. Cheveux en liberté, la Pivoine Rouge parée d’un magnifique kimono noir et blanc, un tantô sanguignolant dans une main et un révolver fumant dans l’autre, qui vient de décimer un clan entier. Avant de régler son compte au chef dudit clan, le visage d’Oryu zébré d’un éclair. Un éclair signé Kato Tai. Aussi emblématique et saisissant que le plan de Seijun Suzuki qui, dans La vie d’un tatoué, montrait le kimono de son héros fendu par un sabre, dévoilant son tatouage dorsal.
Imaginez enfin. Après un deuil, trois regards qui, avec classe, décident d’affronter seuls une horde de yakuzas sans honneur. Pour sceller leur engagement, une chanson, l’hymne à Oryu, une élégie en vérité. Puis une barque, qui les conduit nonchalamment dans la nuit, des flocons qui commencent à tomber sur les trois personnages, debouts. A l’issue d’un combat enragé, dans un quartier d’Osaka sous la neige, des dixaines de yakuzas en kimonos noirs, têtes inclinées et lanternes à la main, forment une haie d’honneur et de respect aux trois personnages en question : Oryu la légendaire Pivoine rouge et chef du clan Yano (lumineuse Junko Fuji), le très dévoué et fantasque chef de clan Kumatora (Tomisaburo Wakayama) et le sans clan Kitahashi (Bunta Sugawara). Soit un très beau chant du cygne, signé Buichi Saito, l’admirable réalisateur du quatrième volet des Baby Cart. Le monde de la Pivoine Rouge est celui des yakuzas de cinéma. Qui appartiennent au genre du Ninkyo Eiga, film de chevalerie ayant attrait à l’univers desdits yakuzas.
Grâce à HK vidéo et à son manitou Christophe Gans, éditant les huit films de la saga dans un bel écrin, il est désormais aisé de pouvoir arrêter d’imaginer.
Elle s'appelait Scorpion
Porte-parole des femmes bafouées et icône du cinéma d’exploitation japonais (le pendant féminin d’Itto Ogami mais pas son alter-ego), Sasori ne pipe pratiquement pas mot dans le long métrage halluciné de Shunya Ito. Ce personnage-là n’a pas besoin de causer pour se faire entendre. Mutique tant dans les expressions du visage que dans la parole, Matsu alias Scorpion interprétée par Meiko Kaji (qui fut également Lady Snowblood, autre icône vengeresse) s’est construit une carapace que rien ne peut ébranler. Ni les viols que lui infligent les matons, ni les humiliations qu’on lui fait subir, ni les passages à tabac qui la laissent pour morte dans un fourgon cellulaire. Les premières images du film donnent le la. La femme Scorpion, enchaînée au fond d’un cachot, méchamment en croix, affûte une cuillière pour en faire un couteau. Avec le seul organe qu’elle a libre : sa bouche ! Envoyée dans ces oubliettes par un directeur de prison sadique et rancunier (Sasori en veut à ses yeux), Matsu est entrée en résistance avant que, via sa cavale (rythmée par le mélancolique Onnano Urami Bushi de la Kaji), Lady Vengeance n’entre en scène, débarassée de son pancho très spaghetti et parée d’un costume psychédélique d’époque.
“ "Déjà morts” ", les seuls mots prononcés par Sasori sonnent comme une condamnation et une sentence, pas seulement des évadées l’ayant trahi et de leurs otages, mais surtout celle de l’humanité restée à l’état sauvage de ses origines. Du paysage noir et désertique aux carrières pour travaux forcés, jusqu’à la montagne d’ordures dans laquelle finit la plus terrible de ces bagnardes, celle qui appelle à l’aide le fils qu’elle a tué, les décors du film reflètent l’âme et l’état de l’âme des personnages qui les habitent.
Road movie, film de fantômes, film gore (un bon mâle est un mâle empalé au niveau de ses attributs), film de prison pour femmes, film de vengeance, western transalpin, véritable manga live, Female Convict Scorpion : Jailhouse 41 convoque une multitude de genres de l'extrême, tout en offrant au spectateur de belles échappées pleines d'émotions, celle provoquée par un spectre récitant en mode kabuki les forfaits qui ont conduit chacune des évadées en prison, celle du final, surréaliste et sublime, montrant Sasori partager sa vengeance avec les fantômes de ses anciennes co-détenues.
Mélodie de la rancune
Bien qu’on me traite
Comme une fleur rare
Dès que j’éclos
On fait tomber mes pétales
Quelle sotte
Quelle sotte
Mélodie de la rancune
D’une femme stupide
On se moque de mon rêve
Qui se transforme en regret
Je veux me réveiller
Mais je n’y parviens pas
Les femmes, les femmes
Mélodie de la rancune
Du coeur des femmes
pas de fleurs ni de fruits
Même si je meurs
Ma vie ne sera faite
Que de vengeance
Aux femmes, aux femmes
Mélodie de la rancune
Une fois n’est pas coutume, Sasori fait équipe. Avec un homme. 30 minutes dans le quatrième opus de la saga des Scorpion. Et se laisse une nouvelle fois déflorer. Avant d’être une nouvelle fois trahie. D’où une nouvelle incarcération. D’où de nouveaux mauvais traitements. D’où une nouvelle vengeance. Close une nouvelle fois par les magnifiques paroles du mélancolique “Onnano Urami Bushi”. L’ode à la triste condition des femmes déflorées (entendez violées). Hymne aussi à la rebellion de l’une d’entre elles. Incarnée comme toujours par Nami Matsushima aka Scorpion. Avec toujours autant de mutisme. Un mutisme qui n’a cependant rien perdu de sa verve contestatrice et castratrice. Un mutisme toujours aussi éloquent dans la dénonciation du Japon dominé par les hommes. Rôle dévolu une dernière fois à Meiko Kaji. A raison, l’immortelle Sasori est toujours aussi rancunière. Avec son style bien à elle.
La tanière de la bête
Ne l’appelez plus 701, l’ex-prisonnière est dans la ville : son nouveau terrain de chasse, soit de vengeance et de légitime défense. Sa tanière : les égoûts. Son nouveau gibier : des yakuzas maquereaux et des flics tortionnaires. Son arme fétiche : le couteau. Parfois le scalpel : pour rappeler à un médecin qu’il ne faut pas avorter une jeune prostituée contre sa volonté, sans anésthésie, à 6 mois de grossesse. Parfois aussi la pioche : pour ralentir l’avancée des flics venus la débusquer dans sa tanière. Pour autant, la bête ne frappe que quand elle est acculée. De surcroît, la bête peut montrer des sentiments fraternels : envers ses congénères martyrisées et victimes de l’Oppression, envers une petite soeur d’adoption. La bête, également, peut avoir des instincts maternels : par le truchement de la prostituée qu’une immonde mère maquerelle force à avorter, par celui de la petite soeur qu’elle voudrait voir enfanter malgré l’origine incestueuse de la conception.
De feu et de sang, le film de Shunya Ito raconte des histoires de pénétrations non désirées et d’accouchements avortés. Envers et contre les hommes, le désir ambiant de maternité, forcément poignant, crève l’écran. En cela, La tanière de la bête, malgré ses outrances propres au genre, est un film précieux. D’autant plus que Sasori, en arborant un sourire, redevient un bref instant Nami. Un sourire adressé à sa petite soeur venue lui apporter dans sa tanière chaleur et nourriture.
Kwaïdan
L’attrait des Japonais pour la mort revêt bien des manifestations. A la fois reflet et vecteur contemporain de cette fascination, le cinéma du soleil levant en a exploré toutes les facettes. Du suicide vécu comme un honneur ou comme échappatoire au déshonneur aux histoires de revenants, tragiques et vengeresses. Extrême et contradictoire, le Japon ne l’est pas seulement dans sa géographie et son climat. Le Japon l’est surtout dans sa sensibilité et sa violence. Dans son hiératisme et son outrance. Dans sa sobriété et son ethylisme. Dans sa beauté et sa laideur. La dualité du Japon s’exprime et s’imprime naturellement dans sa culture et dans ses arts. L’une des plus belles illustrations s’appelle Kwaïdan.
Ici, l’auteur de Rebellion déploie une palette d’artifices qui ne relèvent pas du 7ème art : le ciel revu et corrigé à coups de pinceaux, la calligraphie imprimée à même le corps, les estampes qui illustrent la bataille entre les clans Heike et Genji, le chant enivrant du Heike Biwa qui la poétise et lui insuffle une profonde élégie.
Témoin de la dualité nippone, Kwaïdan en extrait toute la quintessence. Fulgurant et hieratique, physique et métaphysique, le film de Kobayashi tire sa puissance évocatrice autant dans sa richesse émotionnelle et thématique que dans sa précellence esthétique et ses visions indélébiles (le suicide collectif de la cour impériale dans une mer rouge sang, la tenue de l’assemblée spectrale).
Tout à la fois Genji monogatari (récit psychologique) et Heike monogatari (récit épique), Kwaïdan n’est pas un hymne morbide à la mort mais un hymne flamboyant aux morts, l’un des plus bels hommages à ceux qui ont perdu la vie quand d’autres ont provisoirement gagné l’illusion du pouvoir et de la gloire. Ici, le cinéaste, qui ne renie en rien son thème habituel (l’aliénation engendrée par la société féodale), rejoint les thèmes chers à Mizoguchi : la corruption conduisant à la déchéance, le sacrifice des femmes trahies par l’ambition et la vanité des hommes. Mais Kobayashi n’est pas Mizoguchi et Kwaïdan n’est pas la version en couleurs des Contes de la lune vague après la pluie. Si le film de Mizoguchi est pétri de morale bouddhique et fortement inspiré du théatre Nô, le film de Kobayashi abonde en motifs issus du folklore fantastique japonais, sans en évacuer les visions horrifiques : une vampire des neiges renonçant à son labeur mortifère une froide nuit d’hiver ; une mariée aux cheveux noirs revenant d’entre les morts pour incarner le remords ; des guerriers fantômes, condamnés à errer sans fin, demandant à revivre sans cesse leurs exploits passés…
Les spectres de Kwaïdan sont mal dans leur peau, ceux de Mizoguchi sont bien dans la leur. L’empathie du spectateur pour les revenants de Kobayashi n’en est que plus grande, l’envoûtement tout autant.
L'impressionnisme de Kurosawa
A trop vouloir ranger Kurosawa dans les grands expressionnistes, on en oublierait qu’il était aussi un immense impressionniste.
A voir, dans Les sept samouraïs, la séquence montrant une prostituée sortir du repaire en flamme des brigands, se retrouver face à son époux, et entrer à nouveau dans le brasier pour s’y consumer, on mesure combien le cinéma de Kurosawa ne s’épanouit pas seulement dans son recours à l’expressionnisme (l’art de mentir, d’ajouter : les effets déformants de Vivre, le jeu des acteurs…), mais aussi dans l’impressionnisme le plus éloquent (l’art d’omettre, de soustraire), celui qui purifie et transcende le regard au profit d’un ressenti sans fard (au-delà de la vision), celui qui crée le beau en oubliant les contours précis de l’image. La beauté de la scène vient de ce qu’on décèle à l’intérieur du personnage et de l’endroit épouvantable où elle décide de se réfugier : les flammes sont moins douloureuses que la honte et le déshonneur.
A voir également la séquence précédente montrant la jeune femme dans le repaire, filmée derrière un voile et léchée par la lumière d’une bougie, esquisser un mouvement de fuite à la vue du feu qui commence à embraser les lieux, puis renoncer à le faire et à donner l’alarme. Là aussi le spectateur ressent davantage que ce qu’il voit. Là aussi, c’est à une radiographie de l’âme du personnage que nous convie le réalisateur.
A admirer une autre scène emblématique du cinéma de Kurosawa, celle qui, dans Barberousse, montre la mariée divaguer après un tremblement de terre, réduite à l’état d’ombre, disparaissant au gré des fumées qui se dégagent des ruines. La sensation est garantie, plus que la vision. L’objectif est de faire ressentir les convulsions intérieures du personnage, son état d’âme : dévasté. L’image semble trembler à l’unisson.
A voir la scène qui, dans La légende du grand Judo, montre Sanshiro et son rival s’apprêter à un duel dans l’herbe haute pliée par les vents, disparaissant au gré des nuages. Le combat même est élagué, dissimulé par la végétation. Ce qui aurait du être le climax visuel du film avec force description des deux techniques de l’art martial en question est un grand moment impressionniste. Le dessein de Kurosawa était autre. Celui de donner au spectateur davantage qu’un combat de judo : un vertige. Le cinéaste japonais cite Monet et les grands peintres impressionnistes.
Suggerer et point trop montrer, telle est souvent la voie du grand Akira.
A donc trop vouloir réduire Kurosawa à son génie technique, on oublie qu’il était surtout un génie dans l’art de manier la “ "machine à confesser les âmes” " dont parlait Jean Epstein, de mettre à nu l’âme de ses personnages.
Le spectateur en est doublement chamboulé.
Tsunami d'âme
Pourquoi te faut-il mourir ?
Brêve est la vie des papillons
longue est leur agonie…
avalant des nuages
puis recrachant des pétales
le mont Yoshino
Buson
Rien ne dit
dans le chant de la cigale
qu’elle est près de sa fin.
Bashô
dans le chant de la cigale
qu’elle est près de sa fin.
Bashô
Nocturne
Bois frissonnants, ciel étoilé,
Mon bien-aimé s’en est allé,
Emportant mon coeur désolé !
Vents, que vos plaintives rumeurs,
Que vos chants, rossignols charmeurs,
Aillent lui dire que je meurs !
Le premier soir qu’il vint ici
Mon âme fut à sa merci.
De fierté je n’eus plus souci.
Mes regards étaient pleins d’aveux.
Il me prit dans ses bras nerveux
Et me baisa près des cheveux.
J’en eus un grand frémissement ;
Et puis, je ne sais plus comment
Il est devenu mon amant.
Et, bien qu’il me fût inconnu,
Je l’ai pressé sur mon sein nu
Quand dans ma chambre il est venu.
Je lui disais : « Tu m’aimeras
Aussi longtemps que tu pourras ! »
Je ne dormais bien qu’en ses bras.
Mais lui, sentant son coeur éteint,
S’en est allé l’autre matin,
Sans moi, dans un pays lointain.
***
Puisque je n’ai plus mon ami,
Je mourrai dans l’étang, parmi
Les fleurs, sous le flot endormi.
Au bruit du feuillage et des eaux,
Je dirai ma peine aux oiseaux
Et j’écarterai les roseaux.
Sur le bord arrêtée, au vent
Je dirai son nom, en rêvant
Que là je l’attendis souvent.
Et comme en un linceul doré,
Dans mes cheveux défaits, au gré
Du flot je m’abandonnerai.
***
Les bonheurs passés verseront
Leur douce lueur sur mon front ;
Et les joncs verts m’enlaceront.
Et mon sein croira, frémissant
Sous l’enlacement caressant,
Subir l’étreinte de l’absent.
***
Que mon dernier souffle, emporté
Dans les parfums du vent d’été,
Soit un soupir de volupté !
Qu’il vole, papillon charmé
Par l’attrait des roses de mai,
Sur les lèvres du bien-aimé !
Charles Cros.
Le Coffret de santal
Rendez-vous
Ma belle amie est morte,
Et voilà qu’on la porte
En terre, ce matin
En souliers de satin.
Elle dort toute blanche,
En robe de dimanche,
Dans son cercueil ouvert
Malgré le vent d’hiver.
Creuse, fossoyeur, creuse
À ma belle amoureuse
Un tombeau bien profond,
Avec ma place au fond.
Avant que la nuit tombe
Ne ferme pas la tombe ;
Car elle m’avait dit
De venir cette nuit,
De venir dans sa chambre :
« Par ces nuits de décembre,
Seule, en mon lit étroit,
Sans toi, j’ai toujours froid. »
Mais, par une aube grise,
Son frère l’a surprise
Nue et sur mes genoux.
Il m’a dit : « Battons-nous.
Que je te tue. Ensuite
Je tuerai la petite. »
C’est moi qui, m’en gardant,
L’ai tué, cependant.
Sa peine fut si forte
Qu’hier elle en est morte.
Mais, comme elle m’a dit,
Elle m’attend au lit.
Au lit que tu sais faire,
Fossoyeur, dans la terre.
Et, dans ce lit étroit,
Seule, elle aurait trop froid.
J’irai coucher près d’elle,
Comme un amant fidèle,
Pendant toute la nuit
Qui jamais ne finit.
Charles Cros.
Courte est la vie des fleurs,
infinies leurs douleurs
Mikio Naruse.
Car l’âme d’une fleur parle au coeur d’une femme…
Victor Hugo. Mikio Naruse aussi.
Eté précoce
Pénétrer le sourire de Noriko revient à traduire Ozu et son langage. Le déchiffrer n’est pas chose aisée. A quel moment y décèle t-on de la tristesse ? Le désir de rester jeune fille ? L’envie, en se mariant, de quitter le nid ? Tout, dans Eté précoce, nous ramène aux sourires de Noriko, et de son interprète, Setsuko Hara. Au charme qu’ils dégagent, pour nourrir celui du film, pour illustrer le propos d’Ozu : la dislocation, douloureuse, mais naturelle et non violente, de la famille. Le cinéma d’Ozu, emprunt de gentillesse et de séduction, non dénué de force et aucunement austère, s’épanouit dans des non-dits qui en disent long, dans les sourires donc, dans les silences (ceux du père), dans les postures (celles de la mère), dans les regards (ceux, détachés, de “vieux schnock”), dans les vêtements portés par les personnages (les mariées portent des kimonos, les jeunes filles s’habillent à la mode occidentale, la vie rangée et traditionnelle des premières s’opposant à la vie insouciante et moderne des secondes), mais aussi dans les gestes les plus anodins (celui de découper un gâteau à 900 yens), réglés au millimètre, pour suggérer tel sentiment et installer telle atmosphère. Les dialogues, toujours exquis, participent également au charme du style Ozu et d’Eté précoce en particulier, comme en témoigne les joutes savoureuses auxquelles se livrent les deux jeunes filles et les deux mariées dissertant sur les joies et inconvénients du mariage et du célibat.
Cuite story
"Si le nombre de verres est médiocre, il n’en sortira pas de chef d’oeuvre ; du nombre de verres que vous avalez dépend le chef d’oeuvre", ainsi parlait Yasujiro Ozu. Consommateur avisé de boissons alcoolisées pendant ses tournages, le sensai nippon en connaissait un rayon sur le sujet, de sorte qu’il a filmé parmi les plus belles bitures du cinéma, bitures bien souvent rythmées par l’hymne de la marine japonaise.
Dans le cinéma si singulier d’Ozu (sans doute le plus cohérent qui soit), la cuite a son importance, elle lui sert pour traduire sans en rajouter la tristesse de ses personnages, tristesse emprunte d’un parfum d’inéluctable. Autrement dit, une bonne biture chez Ozu vaut mieux que de longs discours chez d’autres. Et les bitures chez le réalisateur japonais sont d’une sobriété exemplaire.
De la filmographie d’Ozu, celle de Tokyo Monogatari est sans doute la plus émouvante, elle raconte un voyage à l’envers (un couple au seuil de son existence qui rend visite à ses enfants) et l’amertume d’un père qui prend conscience de ne plus faire partie de la vie de sa progéniture, d’être vu par elle comme un poids mort.
Shukishi (Chishu Ryu) a donc le saké amer et triste. Et le film procure au spectateur le même effet que le saké de Shukishi : il en sort chancelant, mais tristement lucide.
Dans le cinéma si singulier d’Ozu (sans doute le plus cohérent qui soit), la cuite a son importance, elle lui sert pour traduire sans en rajouter la tristesse de ses personnages, tristesse emprunte d’un parfum d’inéluctable. Autrement dit, une bonne biture chez Ozu vaut mieux que de longs discours chez d’autres. Et les bitures chez le réalisateur japonais sont d’une sobriété exemplaire.
De la filmographie d’Ozu, celle de Tokyo Monogatari est sans doute la plus émouvante, elle raconte un voyage à l’envers (un couple au seuil de son existence qui rend visite à ses enfants) et l’amertume d’un père qui prend conscience de ne plus faire partie de la vie de sa progéniture, d’être vu par elle comme un poids mort.
Shukishi (Chishu Ryu) a donc le saké amer et triste. Et le film procure au spectateur le même effet que le saké de Shukishi : il en sort chancelant, mais tristement lucide.
Samurai Champloo
Le générique de Samurai Champloo donne le ton et la couleur de ce qui attend le spectateur : un patchwork de genres dans un Japon féodal revu et corrigé par le formidable créateur de Cowboy Bebop. Road movie mélancolique, chambara frénétique, drame à l’accent mizoguchien, comédie échevelée et burlesque, la série de Shinichiro Watanabe suit les aventures de Fuu, joli minois de 15 printemps à la recherche du samouraï qui sent le tournesol (pour clôturer son passé) et flanquée de deux yojimbo, bretteurs hors pair, Mugen, chien fou qui n’obéit qu’à son instinct (un futur Kiba) et Jin, loup solitaire qui poursuit une voie (un futur Musashi).
Fuu : Si on se disait ce qu’on a gardé secret jusqu’à aujourd’hui ? Peut-être qu’on aura plus jamais l’occasion de se reparler.
Mugen : Elle a quoi, là ?
Jin : Elle est sentimentale.
Mugen : Sentimentale ?
Jin : C’est une émotion qui touche surtout les femmes. C’est un truc qui vient d’Europe.
Fuu : J’ai entendu. Mugen, à toi.
Mugen : Moi ? J’ai pas vraiment de secret. J’ai fait des bêtises par le passé.
Fuu : On le savait déjà.
Mugen : J’aime les filles aux gros seins.
Fuu : On le savait.
Mugen : Ah oui, pendant un voyage, j’ai eu une embrouille, j’ai tué un vieux bizarre.
Fuu : Comment çà ?
Mugen : Il était là : “ "tu ne vois pas cet insigne ?” " J’ai dit non et je l’ai tué.
Fuu : C’est pas un peu grave çà ?
Assez bizarrement, tout a commencé avec deux dingos.
Le premier des deux était vulgaire et ébouriffé.
(Qui, moi ?)
En le voyant, j’ai cru à un brigand, le genre foireux, le gars qu’on préfère ne pas avoir comme ami.
(Quoi ?)
Après lui avoir parlé, j’ai su que je ne m’étais pas trompé.
(Sale peste)
(Tu causes à un journal)
Avec le fils du gouverneur qui semait la pagaille, son aide était bienvenue. Seulement il s’est emballé et est devenu comme fou. Mieux vaut encore le fils du gouverneur.
(Espèce de petite…)
C’est alors que celui aux longs cheveux et lunettes est entré.
(C’est toi, çà)
Il était plutôt séduisant, pas comme l’autre.
(Hein)
Mais il était tout aussi dingue. On ne le dirait pas mais ils sont de la même trempe.
(Oser me comparer…)
(… à un gars comme lui)
Mais le destin s’en est mélé, et j’ai entamé mon périple avec Mugen et Jin.
Extrait du journal de Fuu, commenté par Jin et Mugen.